Le flou, souvent perçu comme une erreur au début de l’histoire de la photographie, est devenu au fil du temps un véritable outil d’expression artistique. Son évolution reflète les changements de regard sur l’image, la technique et la subjectivité du photographe.
Au 19ᵉ siècle, les premières photographies nécessitent de longues poses. Le moindre mouvement entraîne du flou, considéré alors comme un défaut technique. Les pionniers, comme Daguerre ou Talbot, cherchent avant tout la netteté pour rivaliser avec la peinture. Le flou est indésirable, car il traduit l’imperfection de l’appareil, du photographe ou du sujet.
Cependant, certains portraitistes commencent à utiliser légèrement le flou pour adoucir les traits, donnant aux visages un aspect presque pictural.
Le flou comme art (fin XIXᵉ – début XXᵉ siècle). Avec le mouvement pictorialiste, le flou devient un choix esthétique. Les photographes comme Robert Demachy ou Julia Margaret Cameron l’utilisent pour donner à leurs images une qualité onirique et artistique, inspirée de la peinture romantique. Ils cherchent à s’éloigner de la pure représentation documentaire.
Le flou devient alors un moyen de suggestion, de mystère, voire d’émotion.
Au début du XXᵉ siècle, les photographes modernistes comme Edward Weston ou Ansel Adams (photo 1) revendiquent une photographie nette, précise, presque scientifique. Le flou est écarté au profit de la clarté, de la forme, de la lumière. C’est l’ère de la “straight photography”, qui valorise la netteté extrême.
À partir des années 1950-60, avec l’essor de la photographie de rue (street photography) et du photojournalisme, le flou réapparaît, cette fois comme témoin du mouvement et de la spontanéité. Chez Henri Cartier-Bresson ou William Klein (photo 2), le flou peut révéler une réalité vivante, captée sur l’instant.
Dans les années 1970, 80, comment ne pas parler ici du phénomène David Hamilton (1933–2016). Le Britanique est le photographe qui a vendu le plus de photos dans le monde et dont les posters couvraient les murs des chambres d'ados. Cette utilisation d'un flou kitch pour représenter la jeunesse et la sensualité a suscité de nombreuses critiques et polémiques, son travail ayant franchi les limites éthiques du respect du modèle.
Puis dans les années 1980-2000, des photographes comme Sarah Moon, Daido Moriyama (photo 3) ou Uta Barth redonnent au flou un rôle central. Il devient symbole de fragilité, de mémoire floue, de rêve, d’abstraction. Ce flou contemporain assume une forte charge émotionnelle.
Aujourd’hui : flou numérique et flou volontaire. À l’ère du numérique, où tout peut être mis au point avec une extrême précision, le flou garde une place paradoxale : il est à la fois évité par la technologie (autofocus, stabilisateurs) et recherché comme effet esthétique. Le flou est désormais un choix artistique délibéré, souvent utilisé pour rompre avec la surabondance d’images parfaites.
De “défaut technique” à “langage visuel”, le flou en photographie a traversé les siècles en changeant de statut. Il symbolise aujourd’hui la subjectivité, l’émotion, et la liberté de création, montrant que parfois, ce qui n’est pas net peut en dire bien plus.
Marc Criado 30/06/2025

